Aujourd’hui, très tôt, la devanture du tribunal des litiges langagiers était bondée de personnes, on ne saurait où poser les pieds. A 8h, les portes du tribunal s’ouvrirent, et les soufflent se coupèrent : après une plainte féroce des mots contre tous ceux qui écrivent, le procès tant entendu au pays des lettres, avec l’imagination comme capitale et la Muse comme gouverneur vient de s’ouvrir. Ça promet d’être long !
Dans la salle, les esprits des grands défenseurs des lettres sont sentis, on voit Ronsard, Racine, La Bruyère, Molière, La fontaine, Boileau. Je perçois au fond Senghor et Hugo.
Le président du tribunal, Juge des maux du Mot, Sa Majesté, ouvre la séance en revenant sur les faits :
« Après avoir été malmenés sur les terrains chaotiques du papiers, torturés par les fautes, cassés par les maladresses langagières, giflés par la dictature de la mode surtout le langage de rue, laminés par les désirs humains de vouloir se proclamer « écrivains », les mots avec leurs alliés incontournables, les articles, la ponctuation, la grammaire et la conjugaison se sont sentis mal respectés, car ils sont devenus des objets qui cliquettent, tripatouillent, dévissent, sautent et broient. Les voilà à ras-le-bol et réclament Justice ».
Déjà l’assistance s’en est trouvée sidérée, médusée, ahurie, hébétée, stupéfaite, et n’avait pas d’espoir pour les personnes dans ce procès.
C’est le Mot qui dirige les accusations de manière acerbe.
« M. le juge, même dans mon orthographe le plus terre-à-terre, je subis beaucoup de maladresses de la part des personnes.
Beaucoup de mots qui ne prennent pas «s » se coltinent un « s » maintenant, comme mon cher parmi et ceux qui prennent « s », on le leur sectionne comme mon ami « volontiers ». Pourquoi on surcharge le mot agression avec deux « g », il y a trop d’agressions mais ce n’est pas une raison.
Eh bien, vous êtes « bizarres » aussi lorsque vous handicapez ce mot en lui laissant un seul « R ». Les personnes ont tous des copains et ne se lassent pas de l’écrire avec « IN». Vous avez oublié que vous vous nourrissez plusieurs fois et vous écrivez nourrir avec un « r », et par peur de mourir vous lui donnez un respect incommensurable en lui donnant deux « R ». Vous mettez souvent en conflit le « a » du verbe avoir et le « à » de la préposition. Nous vous faisons un accueil chaleureux à chaque fois et vous volez le « U ». Venons-en aux mots recherchés, ils sont compliqués certes mais il ne faut pas opter pour la facilité en disant avec un laxisme béat : ‘écrivez comme vous l’entendez’. C’est de la paranoïa de remplacer par un « F» le « PH » de ma schizophrénie. Vous avez, par manque de sens, brouillé l’essence de ma quintessence en lui mettant un « SC » à la place de ses « SS ». La purification sera impure car vous avez ôté à catharsis son cher « H ». Au pays des mots, nous perdons souvent les sons légers aux harmonies aiguës et cristallines dans les grands spectacles car vous sacrifiez la consonne à doubler dans des mots comme tintinnabuler. Mais nous resterons immarcescibles même si vous menacez notre premier « M ».
Les articles n’attendent même pas qu’on leur donne la parole car ils souffrent trop. On a mélangé le battant du « le » et du « la », « une » et « un ». Un repère est souvent « une repère ». « Une pagne » sonne bien à l’oreille mais son genre est masculin même si l’usage est plus féminin. Je vous fais le reproche de dire souvent « la reproche ».
Ainsi la conjugaison est loin de faire une douce plaidoirie.
« M. le juge, je suis la plus fatiguée dans cette histoire. Après bien que, avant que, jusqu’à ce que, en attendant que on met le subjonctif, mais les hommes ont ajouté à ma règle un « après que » qui doit être normalement suivi de l’indicatif. Les verbes du premier groupe ainsi que ouvrir, souffrir, cueillir, aller et savoir ne prennent pas s à la deuxième personne du singulier de l’impératif. Alors pourquoi fait-on de ce s un impératif ?
On n’accorde pas le verbe avoir lorsque le COD est placé avant le verbe pourtant vous voulez tout avoir, et vous ne voulez pas avoir à respecter mon avoir. Quelle ingratitude !
Ce qui me fait le plus mal, on a tué mes temps qui me sont chers comme l’imparfait du subjonctif. Il aurait fallu que je m’en informasse plus tôt. Et le conditionnel passé. Si j’avais su cette macabre situation, je vous aurais évité. »
Enfin la grammaire n’y va pas doucement à son tour. Elle accuse et ne donne pas de refuge.
« Je vous accuse de rendre indirect le complément d’objet direct, de prendre mes prépositions et proposer la corruption du verbe à suivre, la conjonction de coordination ne coordonne plus, la conjonction de subordination unit une proposition d’insubordination et une proposition loin de la principale. L’adverbe est menacé dangereusement, inconfortablement. »
A présent, les accusés peuvent trembler, car le clou ne fait que s’enfoncer.
La parole à la ponctuation.
« M. le juge, en plus des abréviations que mes prédécesseurs ont oubliées de souligner, je suis devenue les clefs passe-partout d’une maison sans bonne serrure. Le point-virgule met des liaisons illogiques, la virgule est devenue un feu rouge, le point est égaré tout simplement.
Nous réclamons la peine maximale à ces personnes qui ne nous donnent aucun respect et nous utilisent de plus en plus comme des chiffons. »
L’assistance est en sueur, la pression monte, le juge est tellement vexé que ses moustaches se sont dressées.
A notre grande surprise, les lecteurs sont venus pour être les avocats.
« Certes les personnes font des erreurs graves, mais l’erreur est humaine, et surtout la jeunesse nous pousse à expérimenter des folies inimaginables, et les mots en payent trop les pots cassés. Mais vous pouvez alléger la sentence au moins grâce aux écrivains qui travaillent main dans la main avec ces trésors. Les romanciers nous ramènent à notre réalité quotidienne, les conteurs nous permettent de nous évader de notre quotidien affreux, les poètes dénoncent les tares et partagent l’amour. Les nouvellistes nous réservent des surprises à la fin du cadeau et les essayistes scrutent le présent et façonnent l’avenir. Ils sont là pour les mots, et avec un seul mot, ils nous font faire le tour de l’univers. »
Oh les lecteurs viennent de toucher les cœurs, mais est ce que les mots sont sensibles ?
Le jury se retire alors, et nous laisse sur notre angoisse diluée.
Après de longues heures de délibérations, le juge, de sa voix grave proclame :
« Au nom des grands esprits de la phraséologie, de la rhétorique,
Au nom du grand livre sacré de la littérature
Vu le code de la conjugaison en son article 10,
Vu la constitution de la grammaire en son article 22
Considérant le droit de l’écriture en son article 7, alinéa 1
Les poètes sont déclarés non coupables avec leur licence poétique (bruit de joie dans la salle)
Les romanciers, nouvellistes et essayistes sont condamnés pour des travaux de garant de la langue à vie.
Toute autre personne ne faisant pas partie de cette liste, est suspendue pour 7 semaines pour des cours de grammaire de base, une amende de 3000 livres pour des bibliothèques publiques et une suspension d’une semaine sans écrire. » (Murmures et chuchotements animent la salle, colère et fierté masquée planent dans les airs, c’est le verdict irrévocable !)
Le juge frappe le marteau, la séance est levée !
PATHERSON, silencedesrimes
Comments