Une œuvre d’art réussie déplace quelque chose en celui qui la regarde, ou au mois le secoue profondément.
En visionnant le film Doxandéem : chasseurs de rêves de Saliou Waa Guendoum Sarr, qui documente l’expérience du retour d’un migrant sénégalais, je me suis vite interrogé autour de la notion de rêve et de son rôle dans la trajectoire d’une nation surtout en temps de crise.
Les rêves d’une communauté à faire lien et mouvement ensemble catalysent toujours un horizon. Un idéal.
Deux anecdotes me permettent de montrer que cette volonté de tendre ensemble vers cet idéal est vitale pour un peuple.
La première c’est lorsque le Sénégal remporte la coupe d’Afrique des Nations de football en février 2022.
Les gens jubilent et courent dans tous les sens et pendant que le temps est sénégalais et le peuple en liesse, une personne ironise en lançant une phrase en réalité philosophiquement dense : « Nous crions le Nom Sénégal et courrons sans savoir où il se trouve ».
Le Sénégal a certes une réalité géographique mais ce soir-là, et dans nos combats de tous les jours, nous courons vers l’idéal que nous nous faisons de ce pays.
La seconde plus récente est un tweet sur X. Une jeune étudiante a partagé sa volonté de rentrer au pays après ses études. Et tous les Xnautes sénégalais qui ont réagi à ce post lui ont demandé de rester là où elle est. Qu’il n’y a rien à faire ici. C’était le discours de ceux qui sont au Sénégal et de ceux qui ont fait l’expérience du voyage et qui sont rentrés.
Que reste-t-il de ce rêve ? De l’idée ? Cette jeunesse a-t-elle encore la force, peut-être le courage fou, de s’offrir le luxe de rêver, d’espérer, comme Mamadou dans Doxandéem ?
La fierté d’appartenir à quoi que ce soit s’est toujours construit autour de récit. Dans ce dernier, il faut mettre les mythes, les histoires qui réhabilitent une dignité, la devise, l’hymne, le cri de guerre qui pousse un soldat à laisser son sang toucher la terre au lieu du drapeau.
Ces récits n’assurent pas le repas de midi mais ils sont fondamentaux dans le cours de l’histoire d’une nation.
La nation est un engagement individuel et collectif de faire communauté et cette réalité protéiforme ne se transmet pas de génération en génération, elle est plutôt, comme la théorise Renan, un plébiscite de tous les jours. La nation vacille entre des données conceptuelles et la fable. Au-delà de la langue, l’ethnie, certains repères reconnus, la nation est aussi un flou charmeur qui confère tout de même un sentiment qui échappe à toute jauge.
Aujourd'hui la politique est en train de vider une âme, c'est-à-dire dévaloriser un héritage commun et de saper un principe spirituel, c'est-à-dire la volonté de vivre en communauté.
Depuis mars 2021, le Sénégal cumule des scènes de violences inédites et on ne compte plus le nombre de prisonniers politiques. C'est un pays qui descend, aux yeux du monde de son piédestal d’exemple démocratique dans la région ouest-africaine.
On jette un filet dans la mer pour attraper du poisson. On voyage en pirogue car on espère qu'on va attendre la terre ferme un jour.
Mais si les voyageurs n'y croient plus, c'est un échec politique innommable car gouverner c'est aussi donner de l'espoir.
C’est parce que cet espoir s’effrite que des jeunes prennent la pirogue pour un ailleurs, promesse de « tekki », réussite en wolof. En 2022, Ils étaient 559 personnes, dont 22 enfants, à perdre la vie en tentant d'atteindre les îles Canaries selon les données de l’OIM. En 2023, même si on n’a pas encore les chiffres exacts, les 300 migrants portés disparus au courant du mois de juillet rendent le bilan très lourd déjà.
Le jeu politique rend le pays de plus en plus violent. Depuis mars 2021, au moins 37 personnes ont été tuées dans les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants selon Human Rights Watch.
Depuis l’annonce du président Macky Sall de reporter l’élection présidentielle du 25 février au 15 décembre 2024, le hashtag FreeSenegal créé en 2021 a été repris pour cumuler 330 mille tweets en trois jours seulement et il a été associé au coup d’état plus de 50 mille fois selon Afriques Connectées.
En tuant la volonté et la force de cette jeunesse à y croire, Macky Sall et son gouvernement ont commis une blessure symbolique qui, dans le cours de l'histoire, restera très probablement, dans les casiers de l'irréparable.
Je n’avais pas envie d’écrire encore sur cette situation, si ce n’est que pour ressasser mon impuissance. Heureusement qu’il y a le cinéma pour me proposer un angle intéressant.
Les artistes ont encore une grande responsabilité dans ces temps incertains ne serait-ce que pour entretenir les possibles. Adoucir ce que le temps a de tragique. Amplifier les voix des anonymes.
J’ai pensé à Modou Tiak-Tiak, qui n’a pas pu circuler car les deux roues étaient interdites. Pourtant il compte sur ses livraisons pour entretenir une famille. A Mère Thiéré qui n’a pas pu poser son étal pendant deux soirées car les pneus agonisaient sur le goudron fumant notre amertume collective.
Même s’il y a un contexte politique qui a malmené et fragilisé ce moteur qui nous lie, l’art doit contribuer à réhabiliter le rêve national comme dispositif complexe d’appartenance. En effet, nous puisons un sens personnel dans le devenir de ce grand être que nous mettons entre l’immortalité et le démiurge.
Si l’esprit donne l’idée d’une nation, sa force sentimentale se trouve dans la communauté de rêves pour paraphraser Malraux.
Aujourd’hui, ce temps sombre a besoin de cette musique, de ce cinéma, de cette peinture, de cette poésie qui raconte le roman de cette société-épopée, illusion-vérité, nous donner une raison de croire que la pagaie est parfaite avec tous les superlatifs à ajouter, qu’il faut ramer, même si en l’instant, ce sont des bêtises.
Ps: le documentaire Doxendéem sera disponible au cinéma Pathé à partir du 9 février 2024.
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