top of page

La note ramassée

Hier, je me promenais au bord de la plage, humant le doux zéphyr du crépuscule, devant le soleil qui passe le témoin à la lune. Tout d'un coup, les vagues balayèrent une feuille remplie d'écritures un peu ternes sur la berge. Je la ramassais doucement pour ne pas déchirer la feuille totalement trempée. Curieux de la lire, je l’étalais au soleil pour la sécher. Voilà ce qu'elle contient.



"Une femme aux manières discrètes, au cœur généreux et à la patience d'une sainte. Merci de m'accepter tel que je suis. Merci d'être mon épouse. "

Reçois ce pendentif que j'ai choisi après avoir étudié toutes tes préférences et parcouru tes goûts. J'espère que cela te plaira, et que pour une fois, je ne fasse pas un mauvais choix. Permets-moi de l'accompagner des mots de David adressés à Ella, rapportés par Elif Shafak dans "Soufi mon amour". Voilà comment je voulais surprendre ma femme le jour de la saint-Valentin, qui coïncide avec son anniversaire.


Cela fait déjà six ans que nous vivons harmonieusement un mariage merveilleux. Nous avions une grande maison avec trois chambres spacieuses, deux grands salons, l'un turc, l'autre suisse, une piscine et une grande bibliothèque remplie de classiques littéraires. Nous avons aussi deux maisons de repos, l'une à Sally, l'autre au Cap-Skiring sans oublier un parking de sept voitures. Ce jour-là, j'ai décidé de cuisiner pour elle, la faire plaisir à ma manière. En bon chef noir.

Je voulais mijoter son plat préféré, un menu rose.

Pour la bouchée gourmande, je proposais des tiramisus aux crevettes roses, et à l’entrée un velouté de betteraves, croustilles de lard. Pour le plat de résistance, je prévoyais de servir du magret de canard rosé aux épices et pour conclure le tout, des macarons framboises et meringue italienne au dessert. Sur le point de terminer ma mise en décoration, elle m'appela, je ne sais même pas pourquoi. Chéri ! Avec sa voix mélodieuse… Oui mon amour ! Disais-je en sortant le blanc de canard du four.

De mon profond et rapide sommeil, je me réveillai en sursaut. Derechef !


Nous avons été tamponnés par les vagues encore.

J'étais en réalité dans une pirogue, et cela faisais trois jours que je n'ai pas dormi, hanté par mes pensées et ma décision, la peur de l'inconnu et l’angoisse de l’incertain, la fraîcheur de la haute mer et les cauchemars de nos nuits mouvementées. Je venais juste de voler à Morphée un instant de sommeil profond, où je me suis offert ce beau rêve pour me consoler devant le poids de ma famille qui me manque. J'imagine déjà leur angoisse, car je suis parti sans avertir. Je suis parti prendre la pirogue et plonger dans mon rêve d'aller ailleurs. Ce désir d’aller à la poursuite d’un ailleurs qui promet l'Eldorado était plus fort que moi. Mon rêve de sortir ma famille de ses quotidiens où elle vivote m'a poussé à y aller. Prendre le large. Au nom de l'espoir.

Dans ma tête où mes pensées nostalgiques offraient un tapis de défilé pour les beaux souvenirs familiaux, je faisais aussi un procès à cette famille. Avec mon corps qui tangue dans cette pirogue en direction d'une destination peut-être hypothétique, je leur en voulais de souvent me regarder comme un incapable, et je pouvais parfois lire dans leurs regards qu'ils me considéraient comme un fardeau. Je suis un adulte, ma routine était de manger et de faire du thé alors que ma mère continue de nourrir la famille.

Elle se réveille chaque jour à quatre heures du matin, au risque de se faire agresser dans l'obscurité et part à la mer attendre les pêcheurs. Dès qu'ils arrivent, avant même le premier appel du muezzin, elle remplit son panier de poissons, et se dirige au marché pour les vendre. Elle revient vers huit heures à la maison, pour donner la dépense quotidienne. Lorsque les premiers rayons se lèvent et qu’on n’aperçoit pas sa silhouette, il faut en déduire que la journée commence mal. Elle n'a pas pu vendre assez pour nourrir la maisonnée qui compte sur sa force, son endurance, son amour de mère. Je faisais aussi le procès de toutes ces vieilles dames et vieux pères du quartier qui appelaient ceux qui roulaient déjà de belles bagnoles et passaient en costume, par "mon fils", et moi, chômeur, on m'appelle "fils de". Savoir que si je reviens de mon voyage riche, je deviendrai subitement et miraculeusement un "mon fils" me faisait marrer. Tous les jours, ils font avec leur chapelet, des odes à l'hypocrisie, avec leurs prières, une célébration du faux. Ils croient en l'argent, vénèrent ceux et celles qui en ont, ou en qui ils l'espèrent, et méprisent les gens comme moi.

J'en avais marre de supporter ces regards pesants, ma place était dans cette pirogue.

Tous les jours, nous mangions des biscuits et buvions un peu d'eau. Il ne faut pas faire l'erreur de dépasser deux gorgées d'eau au risque d'être taxé d'égoïste. Pour uriner, il faut se mettre à la pointe de la pirogue, et vider sa vessie sur la mer. Et la nuit était ponctuée de cris des uns et des autres qui, dès le matin nous racontent avoir vu des fantômes, des esprits, et d’autres créatures plus bizarres que l’imagination d’un déraisonné.


Après sept jours de voyage en pleine mer, notre entrée avant le petit-déjeuner était de jeter les morts dans la mer. On priait pour eux selon leur religion, et laissait les abysses de l'océan être leur dernière demeure. J'en ai perdu mon sens de l'empathie, de la pitié à force de voir les crocs de la faucheuse, cette mort devenue familière en si peu de temps, et qui me laisser retenir que je peux être le suivant à tout moment.

Je voyais ma propre dépouille être jetée en mer, à chaque fois que je jetais quelqu'un. J'ai finalement perdu mon cœur, je n'étais qu'un corps errant. Nous étions 306 aventuriers-rêveurs au départ, au neuvième jour, nous étions 12. La mort naturelle a pris, les fantômes de la mer ont pris, les tempêtes ont pris, la peur a pris, le désespoir a pris. Le partage était fait. Chacun de ces compagnons invisibles s'est abreuvé de quelques âmes rêveuses.

Nous qui restions dans la pirogue, n'espérions plus arriver et de voir la « terra prometida », nous attendions juste notre tour. La pirogue n'avançait plus, ni ne reculait, elle basculait, dérivait, tanguait au gré du vent. Les moteurs étaient éteints, et nos réserves de carburants vides. Pendant ce temps, on grelottait de froid. Le claquement de nos dents faisait un orchestre de regret. Parfois mon esprit me faisait un tour et me laissait penser que par un pur hasard un bateau passerait pour nous sauver. Avec mes mains congelées, j'ai du mal à continuer d'écrire mes notes journalières. Dans cette pirogue, mon dernier repas était deux morceaux de biscuits et de l'eau de mer. On s'était partagé à douze, un seul paquet de biscuits. Nous étions tellement éreintés que nous avions du mal à les mâcher, on évacuait avec l'eau de mer. Je suis physiquement, moralement et émotionnellement vidé, et je pense que cette phrase sera ma dernière note. Si un jour tu as ce texte entre les mains, sache que ce sont les notes d'un carnet de voyage d'un migrant. Sache que le corps de l'auteur gît au fond de l'Atlantique et que son âme continue de rêver. Sache que c'est quelqu'un qui est parti et voulait revenir montrer son amour à sa mère, lui alléger ses fardeaux. Sache que ce sont les mots d'un martyr de l'espérance qui voulait essuyer les larmes de sa famille.

Et si un jour tu lis ces mots que j’écris sur mes maux, transmets le message aux jeunes de mon pays. Dites-leur de se battre sur leur terre et de la rendre meilleure, cette mer n’est pas la voie. Et si un jour par pur hasard ce papier tombe entre tes mains, prie pour moi...

Et si par une très grande chance tu connais ma mère, dis-lui que je l'aime. Et j'étais allé me battre, au-delà de tout, que pour cet amour.


Patherson





Illustration couverture; crédit photo: allafrica

Intérieur texte: africatopsuccess





 
 
 

Comments


Formulaire d'abonnement

Merci pour votre envoi !

©2019 by Silence des rimes. Proudly created with Wix.com

bottom of page