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Ces batailles à gagner dans la guerre

El Hadj Ndiaye est un maître d'école coranique. Son école n'est pas un internat, les enfants viennent apprendre et rentrer chez eux tous les jours. Les parents inscrivent leurs enfants et payent à la fin de chaque mois. C'est le gagne-pain de El Hadj, cet homme rigoureux, respecté et respectueux. Depuis la fermeture des écoles et de tous les lieux de rassemblement, les parents ne payent plus. Comme les enfants n'ont rien appris pendant le mois, d'aucuns jugent qu'il n'est pas nécessaire de verser les frais de scolarité. El Hadj, sous le poids de ses obligations, est resté digne en ces temps précaires et ne demande rien à aucun parent. Pourtant, il a une famille à nourrir ici, et des devoirs envers la grande famille restée au village, qui attend encore le message de Wari ou de Orange Money de sa part. Il se dit que certains parents sont des " goorgorluu", ils se débrouillent pour joindre les deux bouts. Comme ils sont affectés par la crise, ils ne peuvent pas payer. Après tout, " Dieu est là " conclut-il, le chapelet à la main, devant le Coran, il a foi en un lendemain meilleur. Mère Ndoumbé est une octogénaire, elle vend du "fondé " depuis 52 ans. Ses « fondés » sont exceptionnels et sont marqués du sceau de l'expérience de la dame qui est devenue virtuose dans l'art du "arraw" et de la cuisson de cette bouillie très prisée les soirs par plusieurs familles. Ce mets est très convoité car il s'offre à n'importe quelle bourse et est facile à digérer. Tous les soirs, malgré son âge avancé, elle soulève sa bassine de fondé pour aller s'installer au bord de la route. De vingt heures à vingt-trois heures, les clients passent et commandent selon leur besoin et à la mesure de leur faim. « Jaay ma fondé » cent francs, deux cent, cinq cent, et ainsi de suite. Avec une main agile, très habituée à l'exercice, elle sert, encaisse, rend la monnaie, toujours avec ce sourire de l'espoir du soir. Avec cette recette, elle nourrissait sa maisonnée le jour d'après. Depuis le début du couvre-feu, elle ne parvient plus à se donner à son travail correctement. A douze heures, les petits enfants attendent encore. La marmite est encore loin de se mettre sur le gaz. Le soleil chauffent les crânes. La faim est au zénith.

Mambaye est soutien unique de sa famille, son père est malade est accablé par le poids de l’âge, sa mère se déplace avec une canne. Son seul frère est né handicapé visuel. Après s’être battu à l’école quelques années, il a décidé, devant l’urgence qui lui exigeait d’être l’homme de la situation, de tout laisser et de commencer un petit commerce. Actuellement, il a un magasin où il vend des habits à Colobane. Avec cette activité, il se fait la suspente de la maison, il y répare les sourires perdus, y rafistole les espoirs crevés, y raccommode les orgueils atteints, blessés, touchés. Depuis le début du semi-confinement au Sénégal, il ne voit plus de clients. Voyez-vous, les personnes sont plus occupées à survivre qu’à se faire belles.

Sans avoir eu la chance de bénéficier de quelques mesures d’accompagnement, il a fermé sa boutique, et égrène aussi le chapelet de l’espoir. Il vit, piétine sa souffrance quotidienne, se fait violence en supportant les regards qui lui envoient le message lui demandant : « on mange quoi aujourd’hui ? »

Il encaisse et essaie de garder le buste droit dans le ring, car demain est un autre jour. Même si c’est incertain.

Nous avons machinalement tendance à établir un rapport chiffré avec cette catastrophe qui tance l’humanité. On la vit en termes de bilan, on réduit presque ce fameux covid-19 au nombre de contaminés qui augmente de jour en jour et au nombre de décès. Ces bilans effarants attisent le feu de nos peurs collectives, et nous, survivants de l’incertain, nous limitons souvent à compter seulement.
Pour bien saisir aussi l’ampleur de cette pandémie, on n’a pas besoin de toujours compter, et il ne faudrait même pas tout exprimer en chiffres car il s’agit de la vie humaine à sauver, cette vie ne se compte pas. Du moins, sa valeur ne se trouve pas dans des données arithmétiques. Uniquement!

Donc prenons le temps de penser à ces batailles qu’on peut voir tous autour de nous, et aidons, courons en renforts, en toute discrétion, envers cette misère silencieuse de ces personnes qui ne sont pas loin. Oui, elles sont là près de nous. Faisons juste l’effort de les voir.


Ces El Hadj, ces Mères Ndoumbé, ces Mambaye, ils sont des millions dans ce pays.

Notre rôle n’est pas de compter, mais de voir ces cases qui brulent et de courir avec nos seaux d’eau. Notre rôle est de retrouver notre solidarité, si les circonstances l’exigent, la réinventer, mais jamais la laisser mourir sous les chiffres qui terrifient, momifient notre sens de l’humain, et nous tuent avant même qu’on ne rende l’âme.

Nous avons ces batailles à gagner, dans la guerre.

On s’attend à ce que l’après-covid-19 nous fasse comprendre la nécessité de retourner à notre humanité, mais on risque de rater la formule si durant l’épreuve, nous n’avons appris qu’à compter.

Dans ce cafouillage, on perd facilement de vue ce qui compte, mais en tout cas, tout n’est pas à compter.

 
 
 

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