Emmanuel Mweze et Saïd Mahamat sont deux amis ayant grandi ensemble, leur lien s’est tissé au fil de leur innocence et de leur jeu de cache-cache dans les rues de Katsina, et s’est mué en une fraternité qui n’a jamais laissé un espace de déploiement à leur différence. Différents ? Oui ils le sont, Emma porte la croix et Saïd se dirige vers la Mecque pour prier.
Ironie du sort ou incohérence du temps qui s’en va, ces amis qui se voyaient l’un en l’autre naguère, sont aujourd’hui ennemis jurés, leur altruisme mutuel enterré froidement dans le fourreau de la haine d’où sort l’épée de la vengeance.
C’était un 11 janvier 2018, une date désormais inscrite sur la liste des tristes souvenirs du continent, les Nigérians accompagnaient 73 des leurs vers leur dernière demeure. Tous, victimes d’un massacre perpétrés par les Fulanis. Ces derniers sont des éleveurs nomades du nord du Nigéria qui ont un parcours du Sénégal au Tchad pour faire paître leurs troupeaux. Contraints par les changements climatiques, ils ont tendance à aller vers le sud pour trouver plus de terres, mais ils y trouvent les agriculteurs au mode de vie sédentaire qui les accusent de détruire leurs champs.
A cause de l’accès à la terre, des éleveurs et agriculteurs s’entretuent. Mais le conflit va prendre une dimension identitaire car il oppose des musulmans contre des chrétiens, mais aussi géopolitique car mettant en antagonisme un nord et un sud.
Mweze en vrai agriculteur a promis à Mahamat de planter sa tête dans son champ, et son ancien frère devenu son plus qu’ennemi rétorque en bon berger qu’il l’égorgera.
A 2585 kilomètres de cette fraternité fracassée, nous sommes au Sénégal, un pays qui peine encore à panser sa plaie béate au ciel au sud du territoire, écorché par une rébellion âgée de plus de trente ans. La Casamance, région à la verdure pittoresque un peu amochée par les coups de balles de la rébellion, le jeune Ansou part tous les matins au bois sacré pour ne prier qu’une chose : que la rébellion ne finisse jamais. Qu’elle ne finisse jamais pour qu’avec son AK-47, certainement plus lourd que lui-même, il puisse profiter de la contrebande de bois, du contrôle des champs de chanvre et de son activité de coupeur de route pour subvenir à ses besoins et nourrir sa petite famille.
Cette violence manifeste décrite souvent dans la rhétorique journalistique et dans le discours de masse avec des effets aggravants, intégrant inévitablement la sensibilité identitaire trouverait un substrat dans un phénomène souvent négligé, voire occulté qui est le changement climatique.
Cet article pourrait s’intituler « le lien entre les changements climatiques et les conflits », mais cette corrélation n’est pas forcément avérée et il serait plus prudent d’en faire une lentille de plus pour avoir un regard beaucoup plus panoramique sur les causes des conflits dans une région déjà prise depuis des décennies dans une spirale conflictuelle composée de tensions ethno-religieuses, des guerres civiles ainsi qu’une instabilité politique.
De plus, il convient de rappeler que depuis l’après-guerre froide, le paradigme de la paix et de la sécurité a évolué pour prendre en compte l’implication de nouveaux acteurs non-étatiques dans les conflits, et les causes potentielles d’insécurité se sont diversifiées.
Selon le GIEC, les changements climatiques font référence à « un changement de l’état du climat qui peut être identifié (par exemple en utilisant des tests statistiques) par des changements dans la moyenne et / ou la variabilité de ses propriétés, et qui persiste pendant une période prolongée, généralement des décennies ou plus. Il fait référence à tout changement de climat au fil du temps, que ce soit en raison de la variabilité naturelle ou de l’activité humaine[1]. » Cette précision est de taille pour éviter l’amalgame qui permet d’inter changer ce concept avec celui de « variabilité climatique » qui ne peut être attribué à l’activité de l’Homme, mais résulte d’un processus naturel des variations météorologiques.
Parallèlement à ces précisions conceptuelles, le spectre de l’insécurité est prise ici comme englobant l’instabilité de l’Etat, les conflits violents, les tensions ethno-religieuse et intercommunautaire, et prend aussi en compte les enjeux qui pèsent sur la sécurité humaine tels que les crises alimentaires et les déplacements forcés.
L’Afrique de l’Ouest : une région vulnérable et exposée aux changements climatiques.
Les pays de la région ouest-africaine sont particulièrement vulnérables aux changements climatiques vu que les données météorologiques conditionnent leurs principales activités de subsistance, notamment, l’agriculture, l’élevage et la pêche. L’équation est beaucoup plus complexe lorsque les populations concernées ont une faible capacité d’adaptation aggravée par l’absence d’alternatives à leur disposition.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Passée de 86 millions en 1961 à 340 millions de personnes en 2014, la population de l’Afrique de l’ouest devrait atteindre les 800 millions d’individus d’ici 2050 (FAO, 2017). Ce scénario d’une croissance démographique exponentielle se déroule sur une scène où 60% de la population active sont employés dans le secteur agricole et une agriculture quasiment pluviale. A côté de cela, l’environnement est particulièrement exposé aux catastrophes naturelles. Parmi les 34 millions de personnes touchées par les sécheresses et les inondations en Afrique, les 19 millions sont en Afrique de l’Ouest[2].
A cela s’ajoute le fait que l’explosion urbaine et les aménagements urbains médiocres provoquent l’occupation inadéquate des zones à risques, par les populations. Les habitants de villes comme Nouakchott, Ouagadougou, Cotonou, Dakar, Niamey risquent d’être des refugiés climatiques car délogés par les eaux, augmentant ainsi la pression sur les ressources et sur les terres disponibles, et rendant les tensions sociales plus probables.
Les déplacements des populations à la recherche de territoires plus propices à leurs activités et au développement économiques deviennent de plus en plus pesants sur les interactions sociales et économiques entre les groupes humains. Selon la matrice de migrations bilatérales (tous motifs confondus) élaborée par la Banque Mondiale, l’Afrique de l’Ouest est la sous-région d’Afrique qui connaît les migrations intra régionales les plus importantes soit 8,4 millions de personnes.
Considérant cette situation qui prospère dans un magma d’insécurité, l’absence de politique d’anticipation, les variables socioéconomique et environnemental et la disponibilité des ressources, il en résulte que les évènements extrêmes et la rivalité pour l’accès et le contrôle des ressources seront plus fréquents dans le futur.
Les interactions sociopolitiques autour des changements climatiques : facteur aggravant ou cause de conflit en Afrique de l’Ouest ?
Il est difficile voire maladroit, peut-être, d’établir un lien direct de cause à effet entre « changement climatique » et « insécurité ».
Se projeter dans la cartographie des points chauds dans la région nous permet de nous rendre compte du fait que, précisément, ce sont les actions de l’homme sur la gestion des ressources qui constituent des facteurs aggravants et déterminent la longévité d’un conflit. Très souvent, les logiques qui se trouvent derrières relèvent d’intérêts personnels, ou particuliers à un groupe.
En 2009, à la demande de l’Assemblée générale, le Secrétaire Général Ban Ki-Moon diffusa le rapport intitulé « Les changements climatiques et leurs répercussions éventuelles sur la sécurité ». Ce rapport nous élucide davantage sur les dédales de notre postulat en montrant que le changement climatique en s’adjoignant aux vulnérabilités socioéconomiques et des situations de fragilité politique, impacte plus comme un « multiplicateur de menaces » que comme une menace en soi, et subséquemment, exacerbe les rivalités et antagonismes entre les communautés.
Une précision de taille s’impose à ce niveau. En effet, on s’aperçoit que c’est un des effets du changement climatique qui est la raréfaction des ressources naturelles dont l’exploitation est une source de revenus, qui crée des tensions pour l’accès, le contrôle et la distribution de celles-ci. Dans cet ordre d’idées, le cas de l’assèchement du lac Tchad[3] ainsi que la crise humanitaire qui y sévit, est un exemple pertinent.
Mesurant 25 000 km2 en 1960, ce poumon du Sahel a drastiquement diminué aujourd’hui et il ne lui reste que 8000, voire 2500 km2 aujourd'hui, selon les années et les saisons à cause des réchauffements climatiques, particulièrement les sécheresses des années 1973-74, la forte croissance démographique, mais aussi les entreprises des Etats riverains, par leurs ouvrages de pompage et d'irrigation sur les affluents du lac[4].
Source de revenu inestimable dans la région avec les 50.000 tonnes de poissons qui y sont péchés chaque année, et fournissant de l’eau potable à 20 millions de personnes provenant de quatre pays frontaliers qui sont le Niger, le Tchad, le Cameroun et le Nigeria[5], l’assèchement de joyau est à la base de conflit entre les éleveurs et les cultivateurs ainsi que les pêcheurs, de tension entre les communautés autochtones et les migrants. L’installation de la milice jihadiste Boko Haram qui en a fait un grenier de recrutement est un autre fardeau lancinant sur la crise humanitaire.
Selon l’UNOCHA (bureau pour la coordination des affaires humanitaires de l’ONU), « en juillet 2018, cette crise affectait plus de 17 millions de personnes. 5,8 millions de personnes souffrent de malnutrition aigüe. 488 000 enfants risquent une mort imminente si aucune aide humanitaire ne leur est apportée[6] ».
On est en droit de souligner le fait qu’aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, les changements du climat et leurs impacts sur les ressources ne sont pas forcément des causes directes de conflit, ce sont les processus d’interaction humaine qui s’y rapportent qui peuvent l’être. Comme le dit Wennmann, « ce qui importe, ce n’est pas la simple présence des ressources naturelles, mais la façon dont elles sont gérées ».
Il en ressort que c’est la relation entre changement climatique et les autres variables sociopolitique et économique, et surtout des logiques de survie des populations menacées qui débouchent sur l’éruption de la violence.
L’Afrique de l’Ouest est à la base le théâtre de conflits sanglants depuis le vingtième siècle, et aujourd’hui l’entrecroisement et la juxtaposition d’enjeux sociaux, politiques, économiques font des changements climatiques un facteur de plus dans le processus d’insécurité.
Prendre la mesure de l’urgence et de l’anticipation
Les éléments à prendre en compte autour des problématiques d’insécurité augmentent, et les menaces vont se multiplier.
Les pays de l’Afrique de l’Ouest doivent nécessairement avoir des politiques foncières adaptées au contexte de la région où la cession des terres se fait dans la plupart des cas de père en fils. Il est important de recourir aux modèles endogènes et de les maîtriser car la multiplication et l’intensification de conflits agropastoraux particuliers, en Afrique de l’Ouest, sont largement dues aux interventions et réglementations basées sur des modèles et principes occidentaux.
En outre, afin de mieux maîtriser ces questions qui interpellent sur la manière dont les ressources sont gérées, les Etats doivent procéder par des répartitions justes et équitables de celles-ci et atténuer le poids de la marginalisation. Les personnes marginalisées tombent facilement dans la rébellion, la sédition pour réclamer plus de considération.
Avec des appareils étatiques parfois faibles ou en décrépitude ayant même des difficultés à assurer le contrôle de leur territoire, mettant ainsi en cause leur souveraineté, les pays devraient s’allier à travers des forces conjointes et des actions harmonisées pour faire face ensemble à la montée de groupes terroristes, partager leurs expertises pour obtenir à leur disposition des prévisions à long terme.
Nous avons tendance à chercher pour tous les problèmes des solutions militaires et ou juridiques alors qu’il faudrait privilégier le dialogue, l’incitation à la paix et des politiques qui partent du bas vers le haut afin de valoriser les pratiques locales et asseoir une forte identité forgée autour de l’intégration.
Les conséquences du changement climatiques ne sont pas totalement maîtrisées dans cette région hautement vulnérable, mais il reste un défi considérable pour les politiques de renforcer l’adaptabilité des populations pour une résilience durable.
Pathé DIEYE, étudiant en Science Politique, Relations Internationales et Géostratégie.
[1] United Nations Framework Convention on Climate Change, Fact sheet: Climate change science - the status of climate change science today, 2011, p.1, https://unfccc.int/files/press/backgrounders/application/pdf/press_factsh_science.pdf
[2] Revue Géo-Eco-Trop, Changement climatique, catastrophes naturelles et déplacements de populations en Afrique de l’Ouest, http://www.geoecotrop.be/uploads/publications/pub_413_02.pdf
[3] Pour les besoin de délimitation géographique de l’article, nous précisions que le Tchad ne fait partie des pays qui composent l’Afrique l’Ouest, mais deux pays de l’Afrique de l’Ouest notamment le Niger et le Nigéria ont une partie de leur population dépendante des ressources du lac Tchad.
[4] Marc Lavergne, Le lac Tchad, entre l’assèchement et l’intrusion de Boko Haram : la faute au changement climatique, ou à l’immobilité politique?, HAL, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01494017/document
[5] Problématique: L’assèchement du lac Tchad, https://gographiedumondetchad.wordpress.com/2016/12/01/problematique-lassechement-du-lac-tchad/
[6] Conflit du lac Tchad : l’une des pires crises humanitaires selon l’ONU, https://www.plan-international.fr/info/action-humanitaire/urgence/conflit-lac-tchad-enfants
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